un exemple : l'espace du dire
préface d’une présentation
de formations données à des soignants pour la mise en place et l’animation
d’ateliers de création
/ écriture, écriture et gestes plastiques, écriture et théâtre /
en psychiatrie
cheminement théorique et pratique
L’espace du dire est un site d’émergence : émergence de quelque chose comme une phrase, un dessin, une sculpture ou même simplement l’émergence d’une certaine manière de vivre et d’être au monde.
C’est une « Gestaltung » c’est-à-dire une mise en forme de ce quelque chose par un mouvement qui va de l’intérieur de l’être vers l’extérieur, qui va de soi vers la rencontre avec l’autre.
C’est donc le lieu d’émergence de ce qui se manifeste. Et sa mise en forme, sa manifestation dans le visible, le palpable, l’audible, le lisible.
L’art ne rend pas le visible, il rend visible. Paul Klee, journal
Ce site d’émergence n’est pas un site objectif. Il ne s’agit pas d’un espace topographique mais d’un espace où « il se passe quelque chose ».
Et le site, c’est un rassemblement de l’ordre du logos. Le logos, c’est le recueil, le rassemblement et le lien.
Jean Oury, Création et schizophrénie
Mais le logos n’est tel que par sa discontinuité intime. Une phrase, un énoncé quelconque, ne prend sens qu’après coup, c’est-à-dire, une fois inscrites les séquences ; et ce qui apparait, en résonance, est en corrélation avec les différentes « interruptions ».
Si l’on s’accorde à penser avec les cliniciens que ce qui est profondément détruit dans la psychose, est le logos, la structure du langage, la capacité à dire et à tenir le dit, que la métaphore est son impossible, que le mot s’est fait chair et agit comme atome isolé, que la brisure de la syntaxe est la brisure de l’unité cohérente d’une pensée, laquelle, est l’unité de l’être tout entier,
alors,
on peut comprendre que dans l’apparent désordre du délire, le psychotique tente de recoudre des bouts de soi, des bouts du logos, pour tenter de tenir entier et qu’ainsi donc, il crée le délire par une phénoménale énergie de survie.
En effet, face à la dissociation ou au morcellement, et plus que tout autre, plus que l’artiste même peut-être, sinon autant,
le psychotique est acculé à la création. Jean Oury
La création esthétique peut donc avoir la fonction, de manière stable ou précaire, d’aider l’être psychotique à se re-construire et cette reconstruction peut aboutir à un certain équilibre, l’équilibre psychotique Jean Oury – qui n’est pas une guérison mais qui est un mieux-être, un mieux-portant, une sorte d’ « auto-création » qui vient tenir ensemble les éléments hétérogènes qui composent (décomposent) le sujet.
L’œuvre va manifester de la présence.
Chez certains schizophrènes, les plus autistiques, quand ils arrivent à pouvoir faire quelque chose, à dessiner, à peindre, à faire une phrase, que ce soit la phrase ou la peinture ou la sculpture, c’est ça ce qui leur tient lieu d’eux-mêmes.
Jean Oury
Le faire-œuvre va manifester de l’existence.
Pas plus qu’il ne suffit d’être malade pour être artiste il ne suffit d’être bien portant ; et pas davantage il ne suffit d’être artiste pour être malade ni pour être bien portant.
Toutefois, malgré la solidité de ce carré d’évidences, il peut s’y produire une faille : il peut suffire d’être artiste pour être bien portant dans « le moment même du faire-œuvre ».
« Se bien porter » signifie alors : réussir à se porter soi-même ou, tout au moins, à se soulever jusqu’à soi.
Henri Maldiney, Art et existence
L’œuvre comme lien entre soi et l’autre, comme lien entre soi et soi.
Les lésions de la parole, l’absence du corrélat du désir, ce que « la folie » provoque comme enfermement en soi et ce soi défaillant, morcelé, dissocié, éparpillé ou arrêté, stoppé dans le rythme du temps, suspendu, répété, harcelé, menacé, « catastrophé » - cela empêche, bloque, dévie la relation à l’autre, c’est-à-dire empêche le patient, le souffrant, d’être dans l’ouvert concret du monde des autres, or
derrière les autres, c’est toujours autrui. Et derrière autrui, c’est soi-même.
Jean Oury
L’œuvre, par sa monstration, vient remédier à ce déficit de la rencontre et crée le lien manquant en faisant pont entre le patient créateur et l’autre « spectateur », tout en faisant pont entre le patient créateur et lui-même, l’individu, celui qui est.
L’œuvre devient quelque chose comme un substitut, non pas de soi-même mais de ce qui est question dans soi-même, dans son rapport à l’autre, c’est-à-dire ce qui est en question vis-à-vis de sa propre structure, autrement dit ce qui est en question dans le transfert.
(…)
L’œuvre, objet de médiation, crée « des greffes de transfert ».
(…)
Toute œuvre est l’occasion d’engager une relation.
Gisela Pankow
L’œuvre comme site du dire.
Le site de la création esthétique, là où « il se passe quelque chose pour quelqu’un », c’est le site du dire.
Or, il se trouve qu’on peut dire sans paroles.
Par contre, la parole ne peut s’exprimer s’il n’y a pas de dire.
Jean Oury
Le dire sans paroles convoque la notion de « piction » (Bildung. Wittgenstein) qui est un terme construit à mi-chemin entre fiction et pictural. Ce peut être la peinture, la sculpture, le dessin ou tout autre signe plastique.
Le dire sans paroles convoque le corps. Ce peut être le théâtre, le mime, la posture, le corps vivant à la rencontre d’autres corps vivants, la voix.
La parole du dire convoque le langage et aussi la « lalangue » (Lacan), c’est-à-dire la fabrique du dire, c’est-à-dire, ici, la (re)mise en place de la possibilité du dire.
Le dire sans paroles et la parole du dire, demandent toujours, directement ou indirectement, que soit en place la fabrique du dire or,
Dans les processus psychotiques, la fabrique du dire a été bombardée. Jean Oury
L’atelier de création comme espace de reconstruction de la fabrique du dire.
L’atelier est là pour aller chercher celui qui est en souffrance, non pas le chercher en le prenant, en le tirant, mais en lui donnant l’occasion qu’il y ait du pictionnel, du dire ; être là en position d’accueil de quelque chose. (…) il faut y aller, et à ce moment-là, on se met dans le paysage, pour être dans le site du dire, (…) pour entendre l’écho des arrière-mondes du dire de la personne psychotique.
Jean Oury
On retrouve là une dimension de la mise en place d’un site d’émergence.
L’atelier se doit de tenir compte des œuvres ou des ébauches d’œuvres, pour essayer de « rassembler », même de façon partielle ; faire un petit rassemblement pour que le sujet puisse avoir une assise suffisante à partir de quoi se développera éventuellement l’Umgang, le commerce avec les autres et donc avec soi.
Ce « Y-a-de-l’Un » dont parle Jacques Lacan.
Jean Oury
L’atelier est le lieu de la mise en forme (Gestaltung), qui est la traduction la plus exacte du mot rythme (rhutmos), c’est ce que Lacan appelle l’enforme.
L’enforme c’est ce qui fait rythme.
Or, le rythme est déficitaire chez le psychotique. Ses symptômes primaires sont des variations autour des difficultés d’articulation du logos en tant que rassemblement. C’est une façon de dire que le sujet est toujours ailleurs, en attente infinie. Il y a dysrythmie, difficulté du rythme.
On peut réussir à retrouver du rythme par une œuvre.
Jean Oury
La première réponse à l’abîme est le vertige, le rythme est la seconde réponse.
Henri Maldiney, regard, parole, espace
La création comme enveloppe « contenante » de « ce qui fuit » et comme « ouverture ».
L’atelier est une matrice avec vue. Dylan Thomas
Je n’écris que dans l’entr’ouvert. Rainer Maria Rilke
Ne demeure que ce qui est fondé poétiquement. Hölderlin
La création est un lieu où la stucture du moi se bâtit.
Bâtir c’est lier des éléments hétérogènes et, pour pouvoir édifier cette structure, il faut qu’il y ait une sorte de lien qui se fasse entre les éléments, en tenant compte du « milieu » dans lequel on se trouve.
Ce « milieu » est un vide créateur. Il est tout autant « le vide médian » de la peinture chinoise traditionnelle, que « le refoulement originaire » qui, selon Lacan, permet « la métaphore primordiale », celle qui donne accès au symbolique et qui est barré dans la psychose.
Pour qu’il y ait métaphore (substitution d’un signifiant par un autre signifiant), il faut qu’il y ait : du vide (l’espace d’où ça advient), de l’enclos (ce qui tient) et donc du refoulement (ce qui n’est pas psychotique).
Dans l’existence psychotique, il y a une difficulté de l’ouvert, parce qu’il y a une fuite du vide. Et pour pouvoir être dans l’ouvert, il faut qu’il y ait une sorte de vide médian.
(…)
Dans la schizophrénie tout est éclaté et cet éclatement là c’est l’antinomie du rassemblement. Pour qu’il y ait rassemblement, il faut que le moyeu tourne (cf Lao Tseu : « c’est le vide du moyeu qui permet au chariot d’avancer »), il faut qu’il y ait du vide enclos, qu’il n’y ait pas de fuite. Et c’est parce qu’il n’y a pas de fuite qu’il peut y avoir « Y-a-de-l’Un », en tant qu’unicité.
Le « Y-a-de-l’Un » rassemblé fait qu’il y a possibilité de se tenir et de se délimiter – et c’est inséparable de l’ouvert.
Jean Oury
Il y a donc articulation entre l’ouvert et le fait qu’il y ait création, laquelle est support d’ouvert.
Et c’est peut-être dans la création que le psychotique va pouvoir émerger dans un espace.
Nous ne sommes pas dans l’univers de la représentation, nous sommes dans l’univers de la création qui est création d’un espace, création de ce qui fait qu’il y aura de l’espace.
Et cet espace c’est ce qui va permettre qu’il y ait de l’enforme, du rythme.
Dans l’atelier de création, la personne psychotique dont la pathologie est celle de l’attente, d’une attente infinie et fermée, va rencontrer l’espace de la création qui est lui, attente de l’ouvert et mouvement vers cette ouverture.
Dans beaucoup de dessins de psychotiques, bien souvent, on ne distingue plus rien ; il y a une sorte de compulsion au remplissage. Ils ne peuvent tolérer le vide, à tel point qu’on pourrait presque définir l’univers psychotique comme l’univers qui a horreur du vide, le vide en tant qu’ouvert.
(…)
C’est pour ça qu’il me semble qu’une des premières choses à faire, c’est d’essayer, aussi bien concrètement, matériellement que symboliquement, de greffer de l’ouvert : une « greffe d’ouvert ».
Jean Oury
Le processus de création, un parcours en cinq étapes et l’accompagnement qu’il sollicite.
Pour réfléchir le processus de création, nous faisons référence aux travaux de Didier Anzieu, notamment à travers les ouvrages le corps de l’œuvre et créer-détruire et, bien sûr, travaux reliés à notre expérience en matière d’atelier, de création et de formation en psychiatrie.
Les phases du processus, si elles sont chronologiques, peuvent, pour certaines, se passer dans un laps de temps excessivement court (quelques secondes !).
Elles sont donc « découpées » afin de pouvoir être réfléchies.
Le processus de création
Première phase du processus : le saisissement
Il se produit une crise intérieure, une dissociation ou une régression du Moi, partielle, brusque et profonde.
C’est ce temps parfois très court où l’on est « rapté », tout entier mobilisé par ce qui se passe à l’intérieur. Il y a une plongée dans l’informe, le chaos, le noir, à la recherche d’un « mot », d’une « image », d’un « geste ».
Deuxième phase : le matériel inconscient
La partie du Moi restant consciente rapporte de cet état un matériel inconscient, réprimé ou refoulé ou même jamais mobilisé, sur lequel la pensée préconsciente, jusque-là court-circuitée, reprend ses droits.
C’est le moment où se tissent des liens avec d’autres représentants psychiques comme des mots, des images, des représentants symboliques.
Troisième phase : le noyau organisateur
Cette partie du Moi restée consciente, se place sous la juridiction du Moi idéal pour transformer en un noyau central, organisateur d’une création, les représentants psychiques jusque-là excentrés ou ignorés. Ce noyau organisateur devient un code.
C’est le moment où, pour engendrer l’œuvre, il convient d’avoir recours à un matériau, sonore, plastique, verbal, etc., maniable par le créateur et organisable selon un code.
Quatrième phase : la composition de l’œuvre
Ce travail de composition de l’œuvre est une perpétuelle formation de compromis, qui ne peut être menée à bien qu’avec le soutien actif du Surmoi : le style utilise la stratégie propre aux mécanismes inconscients.
C’est le moment où entrent en jeu les remords, les retouches, les variantes, les préoccupations logiques, éthiques, esthétiques qui vont faire fonction d’élaboration secondaire des représentants psychiques à travers le code choisi.
Cinquième phase : la production de l’œuvre au dehors
Enfin achevée et publiée, jouée, exposée, l’œuvre produit un certain effet sur le lecteur, le spectateur, l’auditeur, le visiteur : stimulation de la fantaisie consciente, (…), accélération du travail de deuil, enclenchement d’un autre travail de création.
C’est le moment de l’acceptation d’une « fin », l’œuvre est terminée, et c’est le moment de la prise de risque de la rencontre avec « le regard » de l’autre.
L’œuvre d’art, ça nous regarde dit Lacan.
L’accompagnement du processus de création
Le processus de création, s’il peut être engendré et mené d’un bout à l’autre par l’artiste, le poète, le créateur, ne peut qu’exceptionnellement chez la personne malade, être l’objet d’un travail complet.
Trop d’inhibitions, trop de répétitions, trop de défaillances, trop de clichés viennent masquer et combler de « vide-plein » l’espace du dire, le condamnant ainsi au fermé, au demeuré, au muet sinon le cri comme un appel. La fabrique du dire est close ou encerclée.
Les propositions de passage à l’acte créateur en atelier, quelque soit le code proposé : écrit, plastique, corporel, vocal, ont pour objectif et contenu constant d’accompagner les individus à chaque phase du processus, en étayant de telle sorte que l’être soit tout à la fois soutenu, contenu et libre dans ce qu’il a à porter, à apporter à la face du visible, ce qu’il a à dire, faire, montrer. Dans ce qu’il a à être et que la création met à jour.
C’est un travail qui ne s’improvise pas. Il y est question, à chaque étape, de l’être, de son intégrité, de sa souffrance, et ce n’est qu’à la double condition d’une posture d’animateur et d’une proposition de création « tenue » et « ouverte » que l’acte créateur peut avoir lieu et soutenir le patient en place d’une structure déficitaire et permettre ainsi un tenant lieu de l’être qui lui-même participe petit à petit à l’émergence de l’être.
L’enjeu des formations que nous proposons
La transmission d’une pratique et de la théorie qui la sous-tend auprès des soignants et
la mise en œuvre concrète d’ateliers de création par ceux-ci auprès des patients est l’objet du cycle de formations que nous proposons :
- Une formation à l’animation d’ateliers d’écriture
- Une formation à l’animation d’ateliers écriture et arts plastiques
- Une formation à l’animation d’ateliers écriture et théâtre
L’écriture en est l’axe central car la question du logos est la question qui se pose à chaque patient et qui signifie sa présence au monde, sa relation à l’autre, l’ouverture nécessaire à la vie.
Mais,
d’une part, tous ne peuvent accéder à la langue écrite,
d’autre part et comme pour chacun, le code choisi pour créer varie selon les affinités électives avec tel ou tel matériau, tel ou tel support, tel ou tel geste, etc.,
d’où ces propositions de formation alliant à l’écriture – le dire – le travail plastique et le travail corps-voix – pour (tenter de) (re)constituer l’entièreté du possible de l’espace du dire -
Ainsi,
l’ensemble de nos propositions a pour objectif de permettre aux soignants d’accompagner les personnes dont ils ont le soin vers
la fabrique du dire.